MANGAS (bandes dessinées)

MANGAS (bandes dessinées)
MANGAS (bandes dessinées)

MANGAS (bandes dessinées)

Nul ne peut plus l’ignorer: le marché français est littéralement envahi par les bandes dessinées japonaises et l’ensemble de leurs produits dérivés, cette culture d’importation suscitant un spectaculaire engouement chez une partie de la jeunesse française. Il s’agit d’abord d’un phénomène d’édition: six ans après la parution, en version française, d’Akira , la série culte de Katsuhiro Otomo (et alors que s’achève cette saga avec la sortie du quatorzième volume), une dizaine d’éditeurs publieront ensemble une centaine de titres en 1996. Le manga , puisque tel est son nom (qui signifie étymologiquement: image dérisoire, irresponsable), est en passe de devenir un secteur éditorial à part entière. Mais on doit considérer qu’il s’agit d’un phénomène sociologique et culturel plus large: l’univers des «mangamaniaques» est structuré par des boutiques spécialisées, des conventions, des clubs, des revues, des sites Internet, etc.; il possède ses propres codes, et se voit consacrer des émissions régulières sur plusieurs chaînes de télévision, nommément Canal Plus, M6 et M.C.M. Comme en son temps le rock and roll, le manga est la culture à travers laquelle une nouvelle génération affirme sa différence et se cherche une identité.

Les mangas à la source

À l’instar du mot anglais cartoon , le terme manga (forgé en son temps par Hokusai) a une acception très large, puisqu’il désigne à la fois la bande dessinée, le dessin d’humour et les films d’animation. Si les premiers journaux illustrés pour enfants y sont apparus au début du XXe siècle, c’est véritablement après la Seconde Guerre mondiale, et sous l’impulsion d’un créateur hors norme, Osamu Tezuka, que le Japon développe sa production de bandes dessinées, jusqu’à devenir le pays au monde qui en publie et en consomme le plus, loin devant les États-Unis et l’Europe. Le titre leader est un hebdomadaire pour garçons édité par Sh eisha, Shukan Sh 拏nen Jump , qui fut lancé en 1968 et tire aujourd’hui à près de 6,5 millions d’exemplaires! Les séries à succès lancées dans les hebdomadaires (telles que Dragon Ball d’Akira Toriyama ou plus récemment Slam Dunk de Takehiko Inoue, toutes deux issues de Jump ), où elles se prolongent pendant des années jusqu’à totaliser des milliers de pages, sont commercialisées aussi sous forme de recueils et, presque aussitôt, adaptées en dessins animés pour la télévision. L’ensemble représente une industrie culturelle au chiffre d’affaires colossal et obéit à des critères de production plus industriels qu’artistiques. Un dessinateur s’entoure généralement de quatre ou cinq assistants pour pouvoir livrer chaque semaine une vingtaine de pages.

La diversité des mangas est beaucoup plus grande qu’on ne le croit généralement. Si les histoires d’amour, de science-fiction, de gangsters (qu’on appelle des yakuzas ) et les récits sportifs se taillent la part du lion, il y a des mangas historiques et d’autres qui relatent la vie des salariés dans les entreprises modernes, des mangas didactiques et des mangas animaliers, bref, une gamme extrêmement large de thèmes et de styles, propre à satisfaire les lecteurs des deux sexes et de tous âges.

À la conquête du marché occidental

Les mangas nippons s’exportaient déjà massivement en Corée, à Taiwan, à Hong Kong et dans les pays du Sud-Est asiatique, où ils suscitent d’ailleurs de plus en plus de contrefaçons. Ils ont effectué une percée aux États-Unis dans la seconde moitié des années 1980 – deux éditeurs, Dark Horse et Viz Comics, se partagent à présent le marché américain du manga –, mais le déferlement sur le marché européen a eu lieu au début des années 1990. Il a été particulièrement agressif en Espagne et en Italie, étouffant une partie de la création originale de ces deux pays pourtant riches d’une longue tradition de bande dessinée. La France a résisté un peu plus longtemps et paraît moins menacée, grâce à la vitalité remarquable de sa propre création.

Cependant, elle est, avec la Belgique et plus récemment l’Allemagne, l’un des seuls pays à avoir privilégié, comme support de la bande dessinée, l’album cartonné en couleurs. Or, ces dernières années, les albums sont devenus de plus en plus luxueux et coûteux, tandis qu’une part croissante de la production s’adressait aux seuls adultes. Le côté désormais élitaire de l’album de B.D. «à la française» et le manque de renouvellement de la bande dessinée enfantine ne sont certainement pas des facteurs étrangers au succès rapide qu’ont rencontré les mangas dans l’Hexagone. Ne s’agit-il pas de recueils souples, en noir et blanc, bon marché, et visant une clientèle très jeune?

Les rares éléments dont on dispose sur la sociologie des mangamaniaques (âgés de huit à vingt-cinq ans, et majoritairement masculins) tendent pourtant à montrer que ces lecteurs n’ont pas délaissé la bande dessinée franco-belge au profit de la japonaise. En fait, la plupart d’entre eux ne sont pas des consommateurs de livres, pas même de B.D.; leur culture est essentiellement musicale et audiovisuelle.

Précisément, en France comme ailleurs, l’arrivée des mangas avait été préparée de longue date par la diffusion des séries animées japonaises à la télévision. Une attente inconsciente s’était ainsi développée; l’accueil réservé aujourd’hui aux mangas imprimés s’explique en partie par le plaisir de retrouvailles avec certains héros déjà familiers et, plus largement, avec un imaginaire qui a dès longtemps pris possession des jeunes téléspectateurs. Si la «japanimation» (comme l’appellent les initiés) se fait désormais moins insistante sur les écrans français, les boutiques spécialisées proposent aujourd’hui, en plus des bandes dessinées, des dessins animés réalisés spécialement pour le marché de la vidéo et qui n’ont donc jamais connu de diffusion télévisée (les productions Disney se sont depuis peu lancées à leur tour dans la production de films de cette sorte, baptisés O.A.V. pour original animation video ). Des disques compacts reprennent les bandes originales des séries télévisées et des longs-métrages d’animation, et, si le fan n’est pas encore rassasié, il peut encore acquérir des jeux vidéos et des goods – produits de merchandising – en grand nombre: posters, jeux de cartes, figurines, produits de papeterie, etc.

Enfin, les mangas commencent à étendre leur empire à d’autres disciplines. Le réalisateur français Christophe Gans (ancien rédacteur en chef de Starfix ) a signé la version cinématographique de la B.D. à succès Crying Freeman , sortie sur les écrans en avril 1996, tandis que la compagnie théâtrale bordelaise Ouvre le chien prépare la création d’un spectacle intitulé Lolicom , nourri des fantasmes japonais tels qu’ils s’expriment dans les mangas. Les héroïnes en seront trois écolières de T 拏ky 拏.

Un marché en pleine expansion

«Les mangas font la fortune de Jacques Glénat.» C’est un article du Monde qui l’affirmait le 26 janvier 1996. De fait, Glénat fut le premier éditeur français à flairer les potentialités commerciales du manga, et c’est en fanfare qu’en mars 1990 il lança Akira sous la forme d’un magazine mensuel de 68 pages, tiré à 120 000 exemplaires. Malgré un accueil mitigé, il persévéra jusqu’au numéro 33, mais se mit à éditer parallèlement la série sous forme de gros albums de 180 pages, qui se succédèrent à un rythme accéléré en 1991-1992. Grâce à l’effet Akira , Glénat prit une sérieuse option sur le marché français du manga, où il renforça sa place de leader en multipliant les titres, surtout à partir de 1994. Depuis juillet 1994, il publie Kaméha , un mensuel de 192 pages, où la prépublication de séries telles que Crying Freeman ou Appleseed est assortie de quelques articles pour les fans. Les mangas représentent désormais le quart du chiffre d’affaires de cet éditeur grenoblois (environ 6 millions d’exemplaires vendus à ce jour), qui continue par ailleurs à publier des albums de B.D. traditionnels.

D’autres éditeurs se sont convertis au manga. Les uns sont des éditeurs de bande dessinée traditionnelle, qui ont créé une collection spécialisée: ainsi Casterman, Delcourt, Albin Michel ou J’ai lu. D’autres ont le manga pour spécialité exclusive, et se nomment Tonkam ou Samouraï.

Tonkam présente le profil le plus intéressant. Cette librairie parisienne, ouverte en 1985, commence à s’intéresser aux mangas en 1990. Le gérant, Dominique Veret, les importe d’abord en traductions américaines, mais, dès 1991 (l’année où le Salon international de la bande dessinée d’Angoulême, pour sa dix-huitième édition, fait du Japon son invité d’honneur), il se fait livrer directement les éditions originales. Exploitant désormais deux magasins, Tonkam s’est entièrement converti aux mangas sous toutes leurs formes, mais aussi aux autres produits de la culture asiatique: animation, jeux, rock, érotisme, revues spécialisées, etc. Cette diversification se retrouve au sommaire de Tsunami , trimestriel d’actualité (vendu à 4 000 exemplaires) que Dominique Veret publie depuis 1992. En 1994, enfin, il se lance dans la traduction de mangas, en commençant par Video Girl Aï de Katsura, déjà best-seller à Paris dans la version japonaise; suivront d’autres séries, par Masamune Shirow (Dominion ), U-Jin (Angel ) ou encore Clamp (RG Veda ), ainsi que des bandes dessinées de Hong Kong et de Corée. Tonkam est aussi devenu la première société de distribution de mangas en France, avec quelque trois cents points de vente (moitié librairies spécialisées, moitié magasins de jeux vidéo) approvisionnés.

Les éléments d’une controverse

Les mangas ont mauvaise presse en France, quand ils ne sont pas diabolisés. Il y a deux raisons principales à cette hostilité: l’absence de repères, chez les prescripteurs culturels (parents, éducateurs, journalistes), face à un domaine qui est terra incognita et dont, il est vrai, l’irruption si soudaine sur la scène culturelle française est en soi déconcertante; et des préjugés (fondés sur la vision superficielle de quelques dessins animés) réduisant l’ensemble des mangas à un cocktail de sexe et de violence, habillé de dessins à la laideur agressive. Deux raisons qui peuvent finalement être ramenées à une seule: l’ignorance. S’y ajoute probablement une dose implicite de xénophobie, une méfiance instinctive envers une culture venue de l’étranger.

Le ministère de l’Intérieur a pris en 1996 plusieurs arrêtés interdisant des mangas en version française (notamment Angel de U-Jin) à la vente ou à l’affichage. La loi du 16 juillet 1949, utilisée pour la circonstance, n’a jamais cessé, depuis près d’un demi-siècle, d’être utilisée à des fins protectionnistes, pour freiner la concurrence faite aux dessinateurs français par leurs collègues américains, belges ou italiens. L’ennemi serait-il aujourd’hui japonais? Une loi «sur les publications destinées à la jeunesse» se trouve en tout cas appliquée abusivement à des titres explicitement «réservés aux adultes».

La perception qu’avait le public français du cinéma d’animation japonais a évolué favorablement avec la sortie, à quelques mois d’intervalle, de deux chefs-d’œuvre: Porco Rosso de Hayao Miyazaki puis Le Tombeau des lucioles d’Isao Takahata. La presse a aussi dû reconnaître que Le Roi Lion issu des Studios Disney devait l’essentiel de ses personnages et de son intrigue au Roi Léo (Jungle Tatei ) d’Osamu Tezuka.

Il est à souhaiter que les bandes dessinées soient à leur tour réévaluées, ou plus exactement que les qualités des meilleures soient reconnues. Sans doute, nombreuses sont les séries dont les scénarios sont étirés à l’extrême et se contentent d’accumuler paresseusement des «morceaux de bravoure» répétitifs. Le graphisme est souvent stéréotypé, usant et abusant d’effets spéciaux lassants. Les détracteurs des mangas devraient pourtant découvrir l’humour d’une série aussi fraîche et inventive que Dr. Slump d’Akira Toriyama; la lecture d’Ikky par Hisashi Sakaguchi (l’histoire d’un fils bâtard de l’empereur qui s’initie à la vie monacale) leur permettrait de retrouver toute la poésie et la sagesse du Japon traditionnel; L’Homme qui marche , de Jiro Taniguchi, célébration de la vie contemplative, et Gon de Masashi Tanaka, mise en scène sans complaisance des lois du règne animal, devraient achever de les convaincre que le manga n’est pas toujours synonyme de médiocrité.

La sélection des titres proposés au public français va en s’élargissant et en se diversifiant, et c’est tant mieux. Après avoir privilégié les traductions de très jeunes auteurs, supposés plus «en phase» avec les attentes de notre propre jeunesse, les éditeurs commencent à s’intéresser à des œuvres plus personnelles et plus accomplies.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Нужно сделать НИР?

Regardez d'autres dictionnaires:

  • BANDES DESSINÉES — Le terme «bandes dessinées» désigne la création objective et le terme «bande dessinée», un genre ou encore un moyen d’expression considéré dans son ensemble. Un rapprochement des dénominations utilisées dans chacune des grandes langues permet… …   Encyclopédie Universelle

  • Bandes Dessinées De Science-fiction Par Ordre Alphabétique — Cet article fait partie de la série Science fiction La SF à l’écran autre A …   Wikipédia en Français

  • Bandes dessinees de science-fiction par ordre alphabetique — Bandes dessinées de science fiction par ordre alphabétique Cet article fait partie de la série Science fiction La SF à l’écran autre A …   Wikipédia en Français

  • Bandes dessinées de science-fiction par ordre alphabétique — Cet article fait partie de la série Science fiction La SF à l’écran autre A …   Wikipédia en Français

  • Bandes-dessinées — Bande dessinée Pour les articles homonymes, voir Blu Ray, 9e Art et BD (homonymie) …   Wikipédia en Français

  • Bandes dessinées — Bande dessinée Pour les articles homonymes, voir Blu Ray, 9e Art et BD (homonymie) …   Wikipédia en Français

  • Bandes dessinées franco-belges — Bande dessinée franco belge Exemple de BD Le terme de bande dessinée franco belge désigne les bandes dessinées francophones publiées par des éditeurs français ou belges et plus spécifiquement l ensemble de styles et des contextes éditoriaux… …   Wikipédia en Français

  • Bandes dessinées sur la Seconde Guerre mondiale — Cet article traite des bandes dessinées sur la Seconde Guerre mondiale. D’Homère à Flaubert, de César à Chaplin, la guerre a nourri l’imaginaire des hommes de lettres mais aussi celui des cinéastes. La Seconde Guerre mondiale contient, par… …   Wikipédia en Français

  • Liste de bandes dessinées en ligne — xkcd Protestataire wikipédien (le panneau indique « référence nécessaire ») Liste des bandes dessinées en ligne notables, ou webcomics, classés par années. Elle ne se veut pas exhaustive. Sommaire …   Wikipédia en Français

  • Liste des bandes dessinées asiatiques, par titre français, A — Voici une liste des bandes dessinées asiatiques ou d influence asiatique traduites en français dont le titre commence par la lettre A. Les titres marqués d une étoile (*) correspondent à des œuvres à paraître et sont donc susceptibles de varier.… …   Wikipédia en Français

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”